Pascal Depresle – Les Pinto

De notre tour aussi haute que l’orgueil de l’habiter, plusieurs mètres au-dessus de l’amer de notre cité, on voyait depuis nos fenêtres chez les Pinto.

Du moins on voyait leur cour où jouaient des gosses crados, assis par terre, sur cette terre noire qui fait les pieds bicolores et les ongles de charbonnier. Ou en deuil, pour ceux qui avaient un peu d’éducation et des chaussettes de tennis.

Nous, les mômes, la couleur des pieds, ça nous suffisait, et le deuil, dis, déjà que dans nos cages de béton on en tissait beaucoup des couronnes de fleurs pour enterrer nos illusions, nous n’avions pas encore assez de morts ou de bougies sur nos gâteaux d’anniversaire pour savoir ce qu’était encore la perte d’un proche, d’un ami, voire d’une simple connaissance.

Les Pinto, moi j’allais à l’école avec.

Parce que ma tour était plantée sur le mauvais côté du trottoir, juste après la route, là, tu vois, placée juste en face, nous serions tous allés à l’école propre qui fait les beaux diplômes et les blouses propres des enfants de seize heure trente, l’heure des mamans chez les petits.

Mais bon, ça donnait un côté famille recomposée à l’ensemble.

Ensemble immobilier, et pourtant déjà si morcelé, des bâtiments qui formaient corps, comme une vieille ferme urbaine, mais s’ingéniaient à disperser les hommes, à les opposer selon que tu étais du A,B ou C.

Fallait oser.

L’urbanisme l’avait fait et ne s’en cachait pas. Depuis il a fait bien pire, et personne ne l’a poursuivi.

Pourquoi s’en cacher d’ailleurs, puisque chacun à sa façon s’habillait de ses propres couleurs, telles des baronnies dans un royaume hanté de princes et de princesses des cités. Plus tard j’eus la chance d’en fréquenter et d’en être, mais plus tard.

Les Pinto.

Portugais comme pas deux, comme la moitié du quartier, mais élevés en plein air sous le regard cunicole des rongeurs plus haut placés, ils grandissaient à la va comme je te pousse, et ils poussaient plutôt bien, dans leurs nippes de clodos et leurs visages barbouillés à la terre douce.

Dis, tu t’en souviens, de la terre douce de notre enfance, de celle qu’on faisait en frottant le sol avec les mains, les ramenant l’une vers l’autre dans le même mouvement ? Je ne suis même pas sûr que ça existe encore, mais je revois et plus encore ressens ces petits tas de matière si douce qu’elle en faisait presque oublier la cité.

Nous, les Pinto, Joao mon pote d’école aux chaussettes roulées aux chevilles, été comme hiver, tout comme ses frangins et ses cousins, on n’avait pas le droit de jouer avec eux. Parce que dans leur cour, quand tu les voyais assis, tu voyais des rats tourner autour d’eux, et ça, les nippes et les gaspards, les parents ça leur fait toujours comme des blocages mentaux, des AVC de cités, ton gosse bouffé par les rats, en plus chez les Pinto, ça ajoute à la honte d’être prolo, mais supérieur.

Des petits portos, c’est pas grave, c’est de la faute des parents, mais bordel, non, pas du petit français. Le petit français, à la limite, ça claque à un feu tricolore dans un bruissement de tôles. Mais pas en Big Mac pour rongeurs.

Pourtant, j’en ai croisé un paquet, chez mon pote, des gaspards gros comme des chats, avec les yeux rouges, sans jamais avoir peur. Tu peux pas imaginer comme c’est intelligent, un gaspard, ils poussaient de petits cris pour que mon pote et ses frangins leurs donnent des petits trucs à boulotter, pas si cons, faisaient les beaux sur leur queue pas très ragoutante, faut avouer, ou une petite ronde. Tu sais, jamais je ne me suis senti en danger, jamais je n’ai pensé qu’ils pouvaient nous mordre. Peut-être était-ce le cas, peut-être n’étions nous pas conscient du risque, mais du coup il n’existait pas. Mais à les voir faire les marioles de cirque pour quelques miettes, je ne suis pas sûr qu’il y ait eu un risque quelconque.

M’en souviens d’un, un gros aux oreilles coupées, qui venaient même se frotter contre les jambes de la grande sœur, frôlant les rubans de la robe comme un chevalier sa cocarde. Celui-là, je le détestais. Parce qu’il se permettait des choses qui me réveillaient la nuit, et sans rien avoir à demander, le salaud.

Tout ça sous le regard amusé des parents, tandis que les mères, le vendredi, s’occupaient de cuire la sacro-sainte morue, les hommes, portant tous gilet sans manche et chapeau, parlaient fort en buvant un vin noir et épais. Tu crois qu’un portugais, quand il est parent, il se fout de ses gosses et est capable de les laisser bouffer par les grigous qui habitent la baraque ? Qu’ils ont tellement de gosses que si les grippe-sous leur en piquent un, ils en referont un autre ?

Moi pas.

Mais gamin, ça vaut pas grand-chose, ce que tu penses. Avec le recul, tu sais, sans le savoir on affûtait déjà le langage actuel. Finalement, c’était un peu écrit.

« Titou tu rentres tout de suite et sans discuter ! ». Dommage pour ma terre douce. Dommage pour Joao et sa famille. Dommage pour sa maman qui me régalait de choses dont je ne sais toujours pas le nom.

Je rentrais sans mot dire, quand je me faisais pigner par une vitre indiscrète, je savais que j’avais tort, et j’aimais avoir tort.

Alors, Vasco de Gama binational, je quittais d’un salut et d’un sourire les Indes et le Portugal, pour m’en retourner sagement à mes chères études, tout à mes préoccupations de mes prochains voyages de l’autre côté de la rue, les cartes et le compas bien rangés dans la tête, à côté du gros bouquin sur les navigateurs où j’avais planqué, bien protégée du monde, entre deux héros de la mer, la photo de Maria, la grande, celle que m’avait donné mon pote.

Elle qui, plus qu’à mon tour, m’avait donné si fort ce goût de la navigation que, quand ses yeux croisaient les miens, j’avais l’impression de faire le tour du monde.

« Tu rentres tout de suite sans discuter ».

Jusqu’au prochain largage d’amarres maman, jusqu’au prochain vent de terre.

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