
A la fin des années 1950, Mère ne faisait venir le Docteur Adam que quand elle jugeait ma santé ou celle de mon père en grave péril, donc rarement.
Lorsque ma première dent de lait se mit à bouger j’ai bien remarqué ce regard plein d’intérêt pour ma petite mâchoire… Mère me fit asseoir dans la salle d’eau, elle attacha un fil de lin à ma dent branlante et relia l’autre bout du fil au loquet de la porte entrouverte… ce jeu nouveau me fit sourire mais j’ai hurlé de terreur quand Mère a violemment refermé la porte… la Petite Souris est passée sous mon oreiller et a laissé une jolie pièce pour ma tirelire mais ma méfiance envers Mère s’est durablement installée.
Elle avait un remède pour tous les maux et surtout des idées que je jugeais diaboliques du haut de mes cinq ou six ans ; avant cet âge avancé, je me laissais soigner passivement par cette Mère inventive, après, elle a eu affaire à forte partie et si la fièvre ne m’abattait pas, Mère devait batailler sérieusement pour me tenir entre ses mains redoutables.
A l’entrée de l’hiver, Mère était obsédée par les rhumes et les angines, elle préparait donc un inquiétant arsenal pour parer à ces petits bobos.
Sous mes gros pull-over – tricotés mains, tricotés cœur – elle épinglait un cube de camphre dans un sachet de tulle, tenu par une épingle de nourrice. Cet affreux relief sur mon thorax vierge de poitrine et surtout… l’odeur abominable me faisait remarquer par toute ma classe et bien sûr, je devenais l’attraction de la cour de récréation !
Elle badigeonnait ma gorge avec de gros cotons imprégnés de teinture d’iode, me tartinait les narines de crème de menthe et tous les soirs remplissait mes oreilles de lait tiède pour éviter les otites.
Je vous fais grâce des nombreuses tisanes amères qu’elle me forçait à ingurgiter en me pinçant le nez !
Sa grande trouvaille, sa fierté, était les pointes en fer et autres clous qu’elle mettait à rouiller dans des litres d’eau et elle me faisait boire chaque matin cette eau rouillée, pour endurcir ma résistance aux microbes.
Tous les jeudis, elle m’emmenait marcher autour de l’usine à gaz car elle avait lu que les émanations dudit gaz étaient souveraines pour les poumons fragiles.
Chaque hiver, malgré toutes ses précautions, je tombais malade et j’avais de fortes poussées de fièvre, alors, elle employait les grands moyens. Elle fabriquait des cataplasmes brûlants avec de la farine de moutarde, de la farine de lin et je ne sais quelle autre diablerie et elle m’appliquait ces brûlots sur la peau fragile de ma poitrine ; je hurlais, me débattais mais elle n’en n’avait cure !
Si la fièvre ne tombait pas, elle sortait sa boîte de ventouses en verre, le paquet de coton hydrophile, les allumettes, elle me retournait sur le ventre et me faisait connaître ce qu’était la terreur absolue ; elle garnissait chaque ventouse d’une mèche de coton, les enflammaient et les posaient prestement sur mon dos, la douzaine de ventouses cliquetaient sous mes ruades et mes cris, rien n’y faisait, Mère était habitée par son art du soin à domicile !
Mes larmes coulaient encore quand d’un pouce alerte elle laissait entrer l’air sous chaque ventouse pour les décoller de ma peau devenue violette. Le plop révélateur du soulagement me faisait pleurer encore plus fort.
Mais, la grande passion de Mère c’était les lavements !
Elle avait fait l’acquisition d’un broc en fer émaillé blanc, muni d’un tuyau souple en caoutchouc à sa base et d’une canule. Si elle soupçonnait que je n’étais pas allée aux toilettes, elle me poursuivait à travers la maison, armée de son broc empli d’eau chaude et de je ne sais quelle mixture et épuisée, à sa merci, je me retrouvais les fesses à l’air et la canule plantée là où vous savez !
Les coliques qui suivaient étaient terribles et épuisantes… Mère jubilait.
Quand elle a décidé d’apprendre à faire des piqûres, mon père a fermement dit « non » et a mis un terme à ses velléités médicales.
J’avais déjà neuf ans.