– Madame excusez-moi mais vous êtes assise en double
file !
– Je sais.
– J’attends le retour des beaux jours.
– Mais vous gênez le passage…
– J’ai passé ma vie à faire attention à ne surtout déranger personne, arranger les coups de tout le monde. Je peux me permettre d’être un peu gênante.
– Vous pourriez vous asseoir à côté, vous les verriez aussi bien arriver…
– Qui ?
– Ben les beaux jours !
– Les places d’à côté sont réservées, lisez-vous même : places réservées aux personnes munies d’un ticket. Moi je n’ai pas de ticket. Enfin si, des tickets j’en ai eu et de prestigieux croyez-moi. Mais je les ai laissés s’envoler. Je suis une étourdie de la vie. Il suffit qu’un sourire passe et que de surcroît l’air sente le foin coupé et je perds toute lucidité.
– Mais pendant que vous attendez les beaux jours, le temps passe et vous vous passez surement à côté de belles journées.
– Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que le temps passe ! Qu’il passe ici où à côté, il sera toujours passé.
– Oui vu comme çà …
– Ah vous voyez… vous commencez à me comprendre. Non, ce qui m’ennuie le plus justement, c’est que depuis le temps que je suis assise en double file, je n’entends plus les bruits familiers…
– Comme ?
– Le rire des enfants dans la cour de récréation, le cri du martinet dans l’air immobile du soir, le froufrou de la soie quand des jupes me frôlent, le crépitement du soleil qui mûrit le grain, la voix du facteur qui crie « bonjour Jeanne, sale temps hein ? », le pédalier du vélo d’Hector qui fait son tour au crépuscule, Le piano de Lise qui annonce que les enfants sont rentrés de l’école, même la cloche du curé je ne l’entends plus…
– Vous devriez peut-être rentrer dans le rang, et arrêter d’attendre.
– J’ai déjà essayé. Au début ça allait et puis un matin, la catastrophe : en passant devant le miroir de l’entrée qui était pourtant bien rangée, je n’ai pas vu mon reflet. Les autres me voyaient, mais plus moi. Je m’étais perdue à force de me ranger trop soigneusement. Ça ne vous arrive jamais ça ? Le jour où vous décidez de mettre de l’ordre, vous ne retrouvez plus l’essentiel… ben c’était pareil.
– Je peux m’asseoir à côté de vous ?
– Si vous voulez… mais je ne suis pas sûre que vous le retrouviez.
– Quoi ?
– L’essentiel.
