
C’était une fin d’après-midi sans soleil. Restaient trois heures de jour avant que la nuit prenne place. Elle avait installé la planche à repasser devant la fenêtre du bureau et sortait méthodiquement d’un grand sac des linges propres et informes qu’elle rendait lisses et disciplinés sous la semelle active d’un fer d’où la vapeur sortait par intermittence avec toujours le même chuintement. Elle aurait pu confier à une autre cette tâche répétitive et fatigante mais elle était persuadée que personne n’aurait autant qu’elle la préoccupation constante d’un impeccable fini. Pas de faux plis. Jamais. Elle écoutait distraitement une radio qui diffusait en sourdine des extraits d’œuvres classiques très connues. Parfois sur la musique elle fredonnait.
Le linge repassé empilé sur le grand bureau allait retrouver sa place dans les tiroirs de la commode de la chambre, dans l’armoire, dans le placard de la salle d’eau. Elle en était à repasser un polo grenat quand sur le textile une image se superposa, brutale, insistante, dérangeante. Elle posa le fer sur le support métallique. Ferma brièvement les yeux Elle retrouva alors avec acuité le regard de Céline qui avait croisé le sien alors qu’elle même évoquait le dernier congrès auquel leurs maris étaient récemment conviés. Une assemblée de spécialistes. Une rencontre internationale de patrons de la médecine, quatre jours à Londres en cette fin d’hiver. Le regard de Céline était le regard de celle qui sait face à, celle qui ne sait pas.
Elle quitta le bureau, abandonna le linge, se dirigea vers le dressing dont elle fit coulisser les portes à glissières et se trouva face aux effets de son mari. Elle remarqua qu’un costume clair d’un tissu léger avait été déplacé. Sa place devait être parmi les vêtements d’été. En le prenant elle perçut un bruit léger. Elle se baissa pour ramasser ce qui était maintenant au sol. Tombé d’une poche. Elle regagna le bureau. Elle avait en main deux billets d’avion pour une île ensoleillée. Les dates de départ et de retour étaient celles du congrès de Londres. Un billet au nom de son mari. Un billet à un autre nom. Sous ses pieds le sol devint incertain, mouvant, friable. Elle se retint au mur.
Dans l’instant plus qu’à l’attendre. Aucun signe de lui depuis son départ matinal. Ce qui lui aurait dû lui paraître singulier. Elle l’avait par avance excusé au nom d’un emploi du temps très serré.
Lorsqu’il devait assister à un congrès, en France ou ailleurs il préparait lui-même sa valise. Il était prévoyant, organisé, méticuleux. Elle avait vite compris qu’il fallait le laisser faire. Il partait, ses effets dans une valise, ses documents dans une grande sacoche. A son retour c’était lui qui remettait en place ce qu’il avait emporté. La lingerie dans une balle d’osier à la salle d’eau. Les costumes sur des cintres en attente de retourner au pressing. Il aimait l’apparence. Il se racontait peu. Il préparait avec soin ses interventions devant des collègues français ou étrangers. Elle l’interrogeait à son retour glanant quelques images de Mexico, de Denver, d’Oslo, de Moscou. Elle était admirative. Toujours. Voyageait par procuration avec des bouts d’images racontées. Il ne faisait pas de photos.
Il rentra vers les deux heures du matin. Les yeux rivés sur une nuit bizarre elle mesurait alors derrière la fenêtre du bureau une durée noire qui lui faisait peur. Elle était encore en ménagère avec un petit tablier prune, les deux mains plongées dans la poche de devant. Elle attendait, cernée des murs du bureau l’annonce programmée de sa disgrâce qui viendrait d’une parole, d’un soupir, d’un geste. Il se taisait. A peine assis à côté des linges repassés. En visite chez lui. Elle souhaitait ne pas avoir à l’entendre. Et qu’il éteigne d’un mot une flammèche d’espoir. Sur le bureau deux billets d’avion témoignaient d’une partie de l’histoire. La conclusion. Seules les respirations se répondaient avec parfois, pour elle, des aspirations profondes qu’elle ne maîtrisait pas. C’était « arrêt sur l’image ». Lorsqu’il se leva elle tourna la tête, le vit de dos. Trois pas encore et seulement le bruit de pas sur le sol du couloir, sur le tapis de l’entrée. Elle retint ses mains prêtes à boucher ses oreilles pour ne pas entendre le claquement de la porte palière. Elle sursauta. Elle décela du définitif dans ce bruit dérangeant. Elle pensa que pour lui la fin de l’histoire était propre. Pas d’amorces de trilles de violons sur des souvenirs partagés. Il lui avait épargné le « restons amis ». Le passé semblait désormais fourgué dans la boîte hermétique d’un enterrement à la sauvette.
Quand le gris domina dans le ciel elle jeta un manteau sur ses épaules, quitta l’appartement et rejoignit la rue. Dans la poche quelques pièces. De quoi prendre un café en l’accompagnant petitement. Lorsque le garçon de café lui donna du « Madame vous désirez » et lui apporta sa commande avec un « Pour vous madame » elle eut l’impression d’exister encore un peu. Elle se dit qu’elle reviendrait à midi dans cet établissement. Elle avait besoin de se persuader qu’elle n’était pas complètement devenue transparente. Son apparence pouvait encore faire illusion.
Alors qu’elle rentrait elle veilla à ne pas baisser la tête. Ne pas accompagner l’infortune subie par des plaintes auprès de ses proches, de ses amis. Enfant, si une chute, un petit malheur lui faisait venir des larmes, sa mère
avait tôt fait de prévenir ses jérémiades en lui plaçant sur les lèvres un doigt. Elle avait appris à subir en silence les petits bobos de l’enfance. Un doigt sur la bouche. Elle retrouvait maintenant, dans son passé, des conduites qui avaient forgé son caractère.
Il fallait qu’elle se regarde en face. Qu’elle constate peut être des marques nouvelles sur son visage. Rien d’apparent. Le mal était ailleurs. Face au miroir de la salle d’eau elle décida que ses cheveux seraient désormais portés courts. Elle voulait se retrouver comme avant. Avant de le connaître. Et qu’il lui impose ces cheveux longs qui l’encombraient. Impossible d’envisager l’avenir.
Plus qu’à agir. Se laisser porter par les habitudes domestiques. Elle revint au repassage. Le polo grenat était en attente. Elle vérifia le réglage du fer.
Pour le coton : thermostat sur 2.