Et pour finir ce mois de l’amour, voici une lettre d’Héloise à Abelard, les amants français les plus célèbres qui vécurent au XIIè siècle, et qui malgré leur amour tragique (il fut publiquement châtié et se fit moine, elle s’enferma à son tour dans un couvent) entretinrent une longue correspondance amoureuse bien qu’Abelard fut moins passionné que la belle Héloise…

« (…)Vous savez, mon bien-aimé, et nul n’ignore tout ce que j’ai perdu en vous ; vous savez par quel déplorable coup l’indigne et publique trahison dont vous avez été victime m’a retranchée du monde en même temps que vous-même, et que ce qui cause incomparablement ma plus grande douleur, c’est moins la manière dont je vous ai perdu que de vous avoir perdu. Plus poignante est ma peine, plus elle réclame de puissantes consolations. Au moins n’est-ce point un autre, c’est vous, vous, seul sujet de mes souffrances, qui pouvez seul en être le consolateur. Unique objet de ma tristesse, il n’est que vous qui puissiez me rendre la joie ou m’apporter quelque soulagement. Vous êtes le seul pour qui ce soit un pressant devoir : car toutes vos volontés, je les ai aveuglément accomplies. Ne pouvant vous résister en rien, j’ai eu le courage, sur un mot, de me perdre moi-même. J’ai fait plus encore : étrange chose ! mon amour s’est tourné en délire ; ce qui était l’unique objet de ses ardeurs, il l’a sacrifié sans espérance de le recouvrer jamais. Par votre ordre, j’ai pris avec un autre habit, un autre cœur, afin de vous montrer que vous étiez le maître unique de mon cœur aussi bien que de mon corps. Jamais, Dieu m’en est témoin, je n’ai cherché en vous que vous-même ; c’est vous seul, non vos biens que j’aimais. Je n’ai songé ni aux conditions du mariage, ni à un douaire quelconque, ni à mes jouissances, ni à mes volontés personnelles. Ce sont les vôtres, vous le savez, que j’ai eu à cœur de satisfaire. Bien que le nom d’épouse paraisse et plus sacré et plus fort, un autre a toujours été plus doux à mon cœur, celui de votre maîtresse, ou même, laissez-moi le dire, celui de votre concubine et de votre fille de joie ; il me semblait que, plus je me ferais humble pour vous, plus je m’acquerrais de titres à votre amour, moins j’entraverais votre glorieuse destinée.
(…) Ah ! rappelez-vous, je vous en supplie, ce que j’ai fait, et songez à ce que vous me devez. Tandis que je goûtais avec vous les plaisirs de la chair, on a pu se demander si c’était la voix de l’amour que je suivais ou celle du plaisir. On peut voir maintenant à quels sentiments j’ai, dès le principe, obéi. Pour condescendre à votre volonté, j’en suis arrivée à m’interdire tous les plaisirs ; je ne me suis rien réservé de moi-même, rien que le droit de me faire toute à vous. Quelle injustice de votre part, voyez donc, si vous accordez de moins en moins à qui mérite de plus en plus, si vous refusez absolument tout, quand on vous demande si peu de chose et une chose si facile ! Au nom donc de celui auquel vous vous êtes consacré, au nom de Dieu même, je vous en supplie, rendez-moi votre présence, autant qu’il est possible, en m’envoyant quelques lignes de consolation. Si vous ne le faites à cause de moi, faites-le du moins pour que, puisant dans votre langage des forces nouvelles, je vaque avec plus de ferveur au service de Dieu. Quand jadis vos vœux ardents me conviaient aux voluptés du monde, vous me visitiez coup sur coup par vos lettres, et vos vers mettaient sans cesse le nom de votre Héloïse sur les lèvres de la foule ; oui, c’était de mon nom que retentissaient toutes les places, de mon nom, toutes les demeures. Combien il serait mieux aujourd’hui d’exciter à l’amour de Dieu celle que vous provoquiez alors à l’amour du plaisir ! Encore une fois, je vous en supplie, pesez ce que vous devez, considérez ce que je demande, et je termine d’un mot cette longue lettre : adieu, mon tout. »