GERARD MOREL

C’était un vendredi de mars, en 2000 ou 2001, je ne sais plus très bien. J’étais allé entendre à Mably, tout près de Roanne, un artiste que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam. Un certain Gérard Morel qui, selon le programme, s’inscrivait dans la lignée de Boby Lapointe.
Lapointe, je l’avais découvert dans les années 60 en première partie de Brassens et j’avoue que j’étais resté un peu sur ma faim. Habile mais trop formel. Trop » exercices de style « .
Du concert de Gérard Morel, en revanche, je suis revenu avec un CD et en fredonnant » Les goûts d’Olga « . Conquis. Un enthousiasme qui n’a pas faibli, au contraire, lorsque je me suis procuré l’album suivant, puis lorsque je l’ai revu à Mably dans un nouveau spectacle.
Tout comme Boby Lapointe, Gérard Morel est un acrobate du verbe mais lui crée une atmosphère et il a une voix qui s’impose. Une voix de théâtre.
C’est qu’il a bien failli ne pas devenir chanteur, notre ami. Au cours des deux étés 95 et 96, afin de s’évader un peu de son existence trépidante de comédien, il a repris par jeu des chansons nées au temps de son immaturité et les a retravaillées avec acharnement. Et puis, de fil en aiguille … L’aiguille, en l’occurrence, ce fut un ami venu lui rendre visite, organisateur d’un festival à Montbéliard et qui le mit au défi d’interpréter ses oeuvres au cours de la prochaine édition. Pari tenu et là, le comédien averti a senti qu’il se passait quelque chose avec le public.
Il a alors contacté des musiciens professionnels de sa connaissance et, en 98, tandis que tout le monde avait les yeux rivés sur tous les stades de France et de Navarre, avec son équipe vingt fois sur le métier il remettait son ouvrage.

Gérard Morel n’est pas, loin s’en faut, le premier (ni le dernier) acteur converti à la chanson. Pour n’en citer qu’un, son homonyme François Morel. Mais celui-ci n’est pas compositeur. La plupart des autres non plus.
Lui écrit paroles et musiques avec un égal bonheur. Ses mélodies sont de celles qui, entrées par une oreille, ne ressortent pas par l’autre. Comme chez Guy Béart. Sauf qu’avec Morel on n’a pas envie de jouer les choristes (ses musiciens le font beaucoup mieux), tant les textes exigent d’être réécoutés attentivement à chaque fois.
Il dit avoir toujours été branché OULIPO (autrement dit Ouvroir de Littérature Potentielle), vous savez, ce mouvement littéraire où l’on se fixe à plaisir des contraintes linguistiques. L’un des représentants les plus notoires en fut Georges Perec qui a écrit notamment » La disparition » , un roman où ne figure à aucun moment la voyelle » e » .
Certes, dans la chanson il y a obligation de rime mais quand on reprend la même terminaison à longueur de couplet sans lasser, la performance est d’une autre envergure.
Pourtant, me direz-vous, n’est-ce pas là simple amusement ? Exercice de style à la Boby Lapointe ? Atmosphère, atmosphère, écrivais-je plus haut. Oui, chez Morel il y a des personnages bien charnus, un univers, celui du peuple des troquets qui se raconterait avec juste ce qu’il faut de crudité ses petits bouts de chemin amoureux, le monde des brèves de comptoir.
Et toujours il sait trouver le mot, la chute que l’on n’attend pas. Comme dans » Brève rencontre » (peut-être de comptoir ?) où il recense d’abord à grand renfort de rimes en » al » les appas d’une belle pour aboutir sans que l’on n’y prenne garde à :
» Elle avait le front national
Moi c’est normal
J’ai vomi sur ses sandales. »
Tous ses textes sont parsemés , souvent au beau milieu d’un refrain, de ces trouvailles qui suscitent l’étonnement et l’admiration :

« Oh! Maryse!
Tes bêtises
Tes sottises
J’en ai ras l’hypophyse « .
( » Oh! Maryse! » )
Qui d’autre eût songé, pour avoir une rime avec le prénom de la dame, à cet organe qui n’avait peut-être jamais encore été utilisé dans la chanson ?
On rit généralement avec un temps de retard, une fois l’effet de surprise passé. Les exemples abondent.
Les inventions de fond ne sont pas moins remarquables, la forme étant de toute façon, chez lui, le fond qui remonte à la surface. Illustration parfaite avec la fin de » Brève rencontre » , on vient de le voir. Ou avec » La baguenaude » qui est en chanson ce que les conteurs nomment une randonnée, c’est à dire une histoire avec des personnages (même si là il s’agit de légumes et d’animaux) qui viennent grossir un à un le groupe et donnent lieu à des énumérations sans cesse un peu plus longues. Chacun fait part de ses malheurs. Le lapin comme suit :
» Parce qu’à force d’âneries
De vacheries de chienneries
Demain matin à la mairie
Avec une carpe on me marie. »
Ou encore dans » Oh! Maryse! » :
» Tu dis qu’ l’amour
C’est cul et chemise
Mais c’est toujours
Moi la chemise. »

Les énumérations, il en use tant et plus. Jusqu’à la logorrhée, pourrait-on dire si ce n’était parfaitement maîtrisé :
Et la tendresse, Morel ? Elle est bien présente, en filigrane, car on a sa pudeur. Et quelquefois plus nettement :
» Il pleut des cordes il pleut
Tu me fais tes yeux fleur bleue
Je résiste pas beaucoup
Il pleut des cordes au cou
Je faiblis je vais craquer
Je fléchis je suis toqué
Je flanche je suis mordu
Il pleut des cordes de pendu. «
( » Il pleut des cordes (La grasse mat) « )
» Jeanne m’a dit
Si t’es bien sage
Tu peux bondir
Dans mon corsage
Et c’est juré
Si t’es gentil
Je te fond’rai
Un’ dynastie
J’ai été sage
Et bien gentil
Et malgré ça
Jeanne est partie. «
( » Jeanne a dit (bien sage) « , dont je vous laisse découvrir la chute.

On ne saurait conclure sans revenir un instant sur » Les goûts d’Olga » , titre déjà mentionné au tout début, où, incontestablement, il atteint le sommet de son art. Un tube authentique que, malheureusement, seuls les amateurs de chanson hors Victoires de la Musique connaissent (à découvrir sur le blog dans » Concours d’interprétation » ).
Bref, Gérard Morel, c’est du bon, du vrai, pas du Biolay !
Pierre Thévenin